Le Ntrimba de Nioumakele, une fête agraire en décadence

Vue du Ntrimba (capture d'écran)
Vue du Ntrimba (capture d’écran)

« Non le Ntrimba n’aura pas lieu, selon les nouveaux religieux cela est haram, on ne doit pas le célébrer. Le dayira, le Maoulid sont considérés par eux comme bid’aan, n’en parlons plus du Ntrimba  », répond ce jeune cadre du village d’Ongojou à Nioumakele lorsque nous lui avons demandé si le Ntrimba allait-être organisé cette année. En fait, c’est quoi le Ntrimba?

Les images sont en noir et blanc. Elles furent diffusées en 1960 dans le cadre de l’émission « Voyage sans passeport » présentée par Irène Chagneau sur Rtf et l’Ortf dont une copie est disponible sur le site web de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina). Il s’agissait d’une série documentaire dont l’objectif  était de faire découvrir un pays via des visites culturelles, des curiosités locales, les évènements importants, le patrimoine, les traditions etc.… Dans cet épisode consacré aux Comores et intitulé « fêtes et traditions », la présentatrice montre plusieurs aspects de la culture et la tradition comoriennes. Ici des femmes tressant des tapis de prière ou brodant des bonnets comoriens (Kofia), là des hommes sortis de la mosquée de vendredi de Moroni, d’autres jouant au M’raha ou dansant la danse du sabre etc… On y voit aussi, des femmes en pleine danse du pilon, wadaha, et la présence curieuse d’un personnage entièrement couvert de feuilles de bananiers séchées. « Il s’agit du simba (sic) », dévoile la présentatrice. « Ce personnage visiblement diabolique devrait tracer des grands cercles autour des femmes au pilon dans un symbole de protection de la cérémonie », explique-t-elle, amusée.

Le Simba dont nous parle Irène Chagneau dans cette vidéo est en réalité prononcé Ntrimba, une fête agraire organisée dans la presque île de Nioumakele,  à la pointe sud-est de l’île de Ndzouani (dans l’archipel des Comores). Il n’existe pratiquement pas d’étude sur cette fête agraire. La seule source écrite que nous avons eu accès, c’est un bref article de Jean Claude Hébert consacré aux fêtes agraires dans l’île d’Anjouan (1960-15 pages). Il y parle du Koma à Wani, du Moudandra à Ouzini et du Ntrimba à Nioumakele.

Selon lui, le terme Trimba désigne à la fois le pèlerinage, comprenant la procession de deux ou trois jours entrecoupée d’arrêts de quelques heures dans les villages traversés; la danse spéciale exécutée lors des arrêts, et un personnage curieux, le moniteur de la danse qui est recouvert de pied en cap de feuilles ou d’herbes.

Après l’officiant de la cérémonie (le foundi),  ce personnage est l’acteur principal de la fête du Ntrimba. Il est toujours choisi parmi les gens qui sont hantés par les djinns. Armé d’un bâton, il incite tout le monde à danser et fait régner la discipline. Son identité ne doit pas être connue : son habillement de feuilles-généralement de longues feuilles de bananier-doit recouvrir tout son corps ; seuls les yeux sont visibles au travers d’un heaume pointu. C’est ce personnage qui se tient en tête de la procession lorsque celle-ci entre dans un village.

Il s’agit d’un masque comme on en trouve un peu partout en Afrique, selon Anne STAMM, auteur d’un livre sur les religions africaines. «  Presque toute l’Afrique connait et utilise des masques lors de ses grandes cérémonies religieuses. Ils sont portés par des danseurs dont ils cachent l’identité et auxquels ils permettent d’entrer sans danger en contact avec le Transcendant », explique-t-elle. Ces pratiques ont pour but de « dépersonnaliser » ces personnages et « d’établir un lien avec l’invisible ».

« Le danseur est à la fois la voix des dieux, et la voie que ceux-ci choisissent pour établir une relation avec les hommes. »

Pour être cosmique le masque emprunte ses éléments à la nature mais les recompose en fonction de la culture dont il émane et en vue de l’idée et l’impression qu’il doit communiquer. Le danseur est à la fois la voix des dieux, et la voie que ceux-ci choisissent pour établir une relation avec les hommes.

L’origine du rite Ntrimba remonte plus loin dans l’histoire. J.C. Hébert cite deux légendes évoquant l’origine de ce rite agraire. « Une légende rapporte que jadis, chaque année, un homme se noyait en mer. Les devins de Chaoueni (un village de Nioumakele, ndlr) demandèrent grâce de cette calamité et les djinns alors révélèrent comment il fallait s’y prendre : il fallait sacrifier un animal aux esprits de la mer et danser le trimba, qu’ils leur enseignèrent. Depuis lors il n’y a plus de noyade dans ces parages.» (Hébert)

Une explication qui semble peu convaincante aux yeux de Claude Hebert qui rappelle que les habitants de cette région sont plutôt des cultivateurs et non des pêcheurs. Cette légende serait selon lui, « l’explication de la substitution d’un animal à l’homme qui devait jadis être noyé rituellement pour célébrer le rite de revivification annuel ». Combo Djani, un foundi du village d’Ongojou (Nioumakele) donne une version proche de celle-ci. Selon lui, le Ntrimba serait organisé annuellement pour « remercier les esprits (djinns) qui ont précédé l’arrivée de l’Homme sur terre. Ils seraient à ce titre les propriétaires de cette Terre-mère dont les hommes se sont installés et cultivent après un contrat passé entre les « deux parties ». En contrepartie les hommes organisent annuellement ce rituel pour les remercier et prier les esprits pour que les récoltes soit bonnes. D’ autres disent que le Ntrimba commémore l’arrivée des premiers Chiraziens. Les escales du trimba dans les villages seraient les étapes suivies par les Chiraziens dans la pénétration à l’intérieur des terres. Seulement, comme le souligne J.C. Hébert, si c’était le cas l’itinéraire de la procession devrait logiquement s’effectuer de la mer vers les hautes terres et non le sens inverse. Signalons avec Hébert le fait que les Chiraziens apportaient avec eux l’islam or, il apparait que le trimba est un rite païen, préislamique.

Organisation et déroulement du Ntrimba

Le trimba fait partie d’un ensemble de rites pratiqués dans l’île d’Anjouan dont Hébert qualifie de « fêtes rituelles du fond préislamique ». Il s’agit, en clair, des survivances des pratiques animistes qui cohabitent avec l’Islam, la religion pratiquée par l’ensemble des Comoriens.

En effet, deux mondes parallèles existent dans la vision religieuse du comorien moyen. Le monde réel et le monde invisible, celui des esprits, les djinns.  Une conception presque générale dans les pays musulmans d’Afrique noire où malgré les critiques des « missionnaires musulmans »  qui sont « souvent venus en condamnant radicalement les cultes et les pratiques traditionnelles comme païennes et idolâtriques, la tradition africaine a tenu, à côté de l’islam et avec lui » a écrit R. L. Moreau parlant du Sénégal.

Aussi, comme il le constate, « presque partout coexistent les croyances traditionnelles africaines et le coran, les rites anciens et les pratiques musulmanes, les officiants du culte pré-islamique et les marabouts des confréries musulmanes ».

La fête du Ntrimba est organisée chaque année en août-septembre dans  la région de Nioumakele dans la pointe sud-est de l’île d’Anjouan. Ces derniers années, il n’est  ni organisé  régulièrement, ni avec la ferveur d’antan. Selon J. Claude Hébert cette cérémonie est organisée en même temps dans trois localités de la région, plus précisément à Chaoueni, Hama et Dziani. Le privilège du choix de la date d’organisation de cette fête rituelle et l’animal à sacrifier (désigné par le terme de Chimambi) revient à des familles spéciales, ceux qui ont une personne possédée. Ce qui leur donne un statut  « privilégié » par rapport au reste du groupe. La date de la cérémonie est liée au cycle cultural. La fête doit avoir lieu au début de l’année en août-septembre, avant l’arrivée de la mousson Kashkazi et avant le commencement des « grattes » (culture sur brûlis). C’est ici qu’apparait, à notre sens,  le caractère agraire de cette fête.

Le rite est pratiqué avant de commencer les travaux des champs, au début de l’année agricole. Comme dans plusieurs sociétés agricoles aussi bien en Afrique qu’ en Europe et en Asie, ce rite est célébré pour que la « terre soit féconde et que la mer donne des vents chargés de bienfaisante pluie ».  Elle doit être fixée au dernier quartier de la lune et débuter un mercredi ou un samedi.

La fête commence vers midi par une danse d’une heure environ, au lieu dit Nkohani, dans la forêt d’Adda. Ce lieu situé au sommet boisé d’une montagne est considéré par les gens de la région comme Ziara (un lieu sacré) ou encore comme « la table des esprits ». Après cette danse, la fête se déroule de la manière suivante telle que l’a décrit J.C. Hébert : « La procession se forme, homme masqué en tête, et descend à Adda (un village situé à quelques pas de Nkohani). « Là, on danse en publique jusqu’au coucher du soleil. Puis la procession reprend, de nuit jusqu’à Jandza (village limitrophe d’Adda) ; court arrêt mis à profit pour danser, et on repart vers M’remani (de l’autre côté de Nkohani), Ongojou, Trindrini où le même cérémonial se répète ». (Hébert)

Cette procession va ensuite parcourir quatre localités  dans son itinéraire avant d’arriver à Soulini où l’animal sacrifié (bœuf ou bouc) est jeté à la mer. « S’il satisfait les désirs des Djinns ceux-ci manifestent leur joie par l’exubérance des danseurs », note J. Claude Hébert. Car il peut arriver (très rarement à notre avis) des moments où les djinns refusent l’animal qu’on leur a présenté. Surtout lorsque celui-ci est « un cabri aux cornes encore petites ».  Dans ce cas le Ntrimba déclare qu’on ne fait pas la fête et celle-ci est reportée à une date ultérieure avec un animal plus gros. Si les djinns acceptent l’animal la fête peut continuer. Deux rangées se forment à cette occasion. Les hommes d’un côté et les femmes de l’autre, on danse et on chante jusqu’à la tombée de la nuit.

 « La fête dure trois jours au maximum, et se déroule dans plusieurs village selon un itinéraire séculaire ; cela ressemble à un pèlerinage qui toujours se termine au bord de la mer, par le sacrifice d’un bœuf ou d’un cabri dont les restes sont jetés dans les flots. Le principal trimba de la région de Nioumakélé se déroule d’Adda sur le plateau central à la crique de Chiroroni, près de Chaoueni, ancienne capitale près de la côte. (…)« 

A l’aube elle se rend à Chiroroni pour jeter les entrailles de l’animal à la mer. L’animal est tué sur l’emplacement du Ziara. On prélève la viande. Elle sera ensuite partagée entre ceux qui suivent le Chimamɓi. La peau est soigneusement taillée. Le reste de l’animal : pattes, têtes avec les cornes, carcasse, panse et intestin sont rassemblées à l’intérieur de la peau et le tout lié comme dans un havre-sac.

En fait, selon, ce que nous avons pu constater lors d’une récente cérémonie, il s’agit ici, de rassembler dans la peau de l’animal, qui sera ensuite soigneusement cousu, de petites tranches des différents organes de la bête sacrifiée. Ce qui signifie que l’animal est donné tout entière aux esprits. Ainsi, les hommes peuvent être soulagés d’avoir accompli leur mission ; honorer leur dette auprès des esprits qu’ils auront priés auparavant de veiller sur les champs pour que les récoltes soient bonnes. « Nourrir les esprits c’est vaincre les peurs des hommes », commente Geneviève Wiels, auteur du film documentaire La porte des djinns.

Selon D. Zahan, Luc de Heusch et L. V. Thomas, trois auteurs cités par Anne STAMM dans son ouvrage, « le sacrifice est la clef de voûte de la religion africaine. Il constitue la prière par excellence, celle à laquelle on ne saurait renoncer sans compromettre gravement les rapports entre l’homme et l’invisible » .

C’est sans doute sous cet angle qu’il faut comprendre le témoignage d’un habitant de Nioumakele quand il déclare que « le rite du Ntrimba fait partie de nos traditions. Si on ne le fait pas, il peut y avoir des noyades en mer ». Il n’est pas étonnant dès lors si certains dans la région tentent d’expliquer les fréquentes noyades en mer des jeunes gens qui tentent de rallier Mayotte, une île de l’archipel sous administration française, à bord d’embarcation de fortune, par le fait qu’on a négligé l’organisation du rite du Trimba ces dernières années.

« Mélange de pratique cultuelles, religieuses musulmanes, de pratiques coutumières et superstitieuse sorcellerie, telle est la définition de la vie spirituelle du comorien moyen », écrivait Yves Hocquet en 1962. Une définition qui semble encore d’actualité aujourd’hui. « Nous sommes musulmans, mais en parallèle nous avons des pratiques un peu animistes », explique un élu mahorais dans le documentaire La porte des djinns. Quand on a des difficultés dans la vie quotidienne, on ira prier à la mosquée mais on se tournera aussi vers le Mwalimou. Celui qui est possédée par les djinns semble jouer un rôle important dans la société, plus particulièrement dans les zones rurales. Ces pratiques qualifiés par certains comme « une richesse culturelle » sont aussi considérés comme « sauvages et païennes » par d’autres. Un jeune cadre du village de Ongojou à qui nous avons demandé si le Ntrimba aura lieu cette année, nous a donné cette réponse « Non, selon les nouveaux religieux cela est haram, on ne doit pas le célébrer. Le dayira, le Maoulid sont considérés par eux comme bidian, n’en parlons plus du Ntrimba »

FAISSOILI ABDOU

Bibliographie

Jean Claude Hébert, fêtes agraires dans l’île d’Anjouan,1960-15 pages

-Yves Hocquet, Esquisse d’une Histoire politique de l’archipel des Comores,1962

La porte des Djinns (2009), Documentaire diffusé sur France Ô

-Anne STAMM- Les religions africaines, Puf-1985, 127p

-R..L. Moreau- Religion et tradition au Sénégal-Dans Louis Vincent Thomas et RENE LUNEAU- La terre africaine et ses religions– L’Harmattan, 1995, p 312

Un avis sur « Le Ntrimba de Nioumakele, une fête agraire en décadence »

  1. Bonjour Faissoili
    Je découvre par hasard tant ce blog que cet article: c’est très riche et enrichissant merci.
    Je suis de Mutsamudu et j’ai la cinquantaine passée. Enfant et pendant la période coloniale, je me rappelle lors d’un carnaval dans ma ville avoir été impressionné voire suivi un « Ntrimba ». C’était impressionnant puisqu’on doutait si c’était une personne ou un Djinn et amusant car aucun risque et original.
    Le Ntrimba comme tant d’autres expressions culturelles doit vivre et être célébré. Comme c’est en Août-Septembre, nous vacanciers, pourrions y aider et participer.
    On ne peut pas uniformiser tous les pays musulmans du monde. Nous sommes des îles africaines non pas un continent avec des deserts, des chameaux et des oasis. Un olivier ou palmier remplacera jamais un cocotier et inversement et surtout pour quel intérêt!!! Gommer les indentités??
    Cet article a beaucoup initié ma connaissance sur cette expression culturelle dans tous ses aspects.
    En France, je suis musicien et mon but musical est le developpment, la promotion et diffusion de cette riche et originale musique qui nous vient de plusieurs civilisations. Je souhaiterai compté parmi mon repertoire les rythms, sons et chants spécifiques au Ntrimba.
    Y a-t-il des cassettes, des vidéos, ou autres supports.

    D’avance Merci.

    Ben Hamidi.

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